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Tribune – Biens mal acquis :« La France doit se doter d’un dispositif législatif répondant aux garanties de transparence »

Cette tribune cosignée par Sherpa et Transparency International France a été publiée sur le site Le Monde le 2 décembre 2020

 Il y a un an, les députés de la majorité Jean-Luc Warsmann (Ardennes, UDI) et Laurent Saint-Martin (Val-de-Marne, LRM) rendaient public un rapport parlementaire intitulé« Investir pour mieux saisir, confisquer pour mieux sanctionner ». Parmi ses nombreuses recommandations, ce texte proposait la création d’un dispositif législatif et d’une procédure budgétaire ad hoc permettant la restitution des avoirs confisqués dans les affaires dites des « biens mal acquis ».

Cette proposition s’inscrivait dans la lignée de la proposition de loi du sénateur socialiste du Loiret Jean-Pierre Sueur, relative à l’affectation des avoirs issus de la corruption transnationale, adoptée en première lecture par le Sénat six mois plus tôt. S’inspirant des recommandations de Transparency International France, ces deux textes proposent de faire reposer le processus de restitution des avoirs sur des principes de transparence et de redevabilité.

Vide législatif

Le but est de combler un vide législatif. En son état actuel, le droit français ne permet pas de restituer les fonds issus de la confiscation des biens mal acquis : faute de mécanisme de restitution, ils sont rattachés directement en recettes au budget général de l’Etat français.

Il serait, en effet, « moralement injustifié pour l’Etat prononçant la confiscation de bénéficier de celle-ci sans égard aux conséquences de l’infraction », comme l’avait souligné le tribunal correctionnel qui a condamné Teodorin Obiang, vice-président de la Guinée équatoriale, et ordonné la confiscation de tous ses biens. C’est l’espoir de voir un jour restitués les biens confisqués aux populations dans les pays d’origine qui a motivé les constitutions de partie civile des associations Transparency International France et Sherpa dans les affaires des « biens mal acquis » (visant Teodorin Obiang, les familles Sassou-Nguesso et Bongo, Rifaat Al-Assad, etc.).

A l’étranger, la restitution se généralise peu à peu. La Suisse, figure de proue en la matière, la met en œuvre depuis plus de trente ans [un dispositif juridique existe depuis 1986]. Le Royaume-Uni s’engage à son tour dans cette voie. La Commission européenne elle-même, qui a récemment annoncé le lancement d’une étude d’impact des instruments européens de recouvrement des avoirs, a souligné les progrès qui demeurent nécessaires en matière de restitution des avoirs confisqués et d’indemnisation du préjudice subi par les victimes.

Le temps presse

Par peur de voir les fonds restitués retomber dans les circuits de la corruption, de nombreux pays rechignent à se doter de mécanismes innovants. Rien pourtant, pas même la défaillance de la gouvernance dans les pays d’origine, ne justifie que les avoirs issus de la corruption ne soient pas retournés aux populations dans les pays d’origine. La société civile doit avoir un rôle à jouer pour déterminer les modalités d’une restitution dans ces situations.

Le rapport des députés Jean-Luc Warsmann et Laurent Saint-Martin a également posé les premiers jalons de la mise en œuvre de l’engagement souscrit par le gouvernement d’Edouard Philippe devant le Sénat de permettre à la France de se doter d’un dispositif de restitution « à la fin de l’année 2019 au plus tard ». Un an plus tard, la dynamique amorcée par le sénateur Jean-Pierre Sueur et poursuivie par les deux députés est au point mort.

Or, le temps presse. Après plus de dix ans de procédure et une condamnation confirmée en appel, l’horizon d’une confiscation définitive des biens mal acquis se dessine dans l’affaire Obiang où la défense s’est pourvue en cassation. La loi française n’étant pas rétroactive, si aucun texte n’est adopté avant que la Cour de cassation ne rende une décision définitive – que nous espérons conforme à l’arrêt d’appel –, les fonds confisqués retomberont dans le budget général de l’Etat français, sans possibilité d’en opérer la restitution.

Le risque d’une double peine

En l’absence d’un mécanisme légal, les autorités françaises ont trouvé un moyen de restituer au gouvernement de l’Ouzbékistan – pays classé 153e sur 180 selon le dernier indice de perception de la corruption de Transparency International – des fonds issus de la vente de biens immobiliers confisqués d’une valeur de plusieurs dizaines de millions d’euros, sans garantir ni la transparence ni la redevabilité du processus. La Suisse, également sur le point de restituer des avoirs à l’Ouzbékistan, a fait le choix de la transparence. Elle démontre pourtant qu’unerestitution répondant aux recommandations des ONG est possible.

La France doit s’inspirer de son voisin helvétique et ne peut se contenter, sous prétexte d’engorgement de l’agenda parlementaire, d’un statu quo revenant à ce que les biens « mal acquis » deviennent des biens « mal restitués » ou « non restitués ». Une telle solution constituerait une « double peine » pour les populations des pays d’origine et aurait pour effet d’occulter les progrès accomplis par la France ces dix dernières années en matière de lutte contre la corruption et le blanchiment.

La France doit sans tarder matérialiser son engagement pris devant le Sénat de restituer de manière responsable les biens mal acquis confisqués par la justice française, en se dotant d’un dispositif législatif répondant aux plus hautes garanties de transparence et de redevabilité. C’est une question de volonté politique et le temps vient à manquer.

Patrick Lefas est président de Transparency International France, ONG spécialisée dans la lutte contre la corruption ; 

Franceline Lepany est présidente de l’association Sherpa, dédiée à la défense des populations vitimes de crimes économiques.

Dernière modification: 2 décembre 2021
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