Tribune publiée le 5 mai 2020 dans le blog de Médiapart
La responsabilité des acteurs économiques est pensée à Sherpa depuis bientôt 20 ans. Comment, dans un monde dont l’économie obéit au néolibéralisme, s’assurer que ceux qui tirent profit d’activités économiques nocives puissent rendre compte de leurs agissements ? La crise symptomatique de ce système à l’épreuve d’une pandémie mondiale agit comme un révélateur pour certains de ses failles.
Mireille Delmas-Marty, membre du conseil d’administration de Sherpa, écrivait récemment qu’au sortir de la crise liée au Coronavirus il faudrait “repenser l’outil que représente le droit” afin de gouverner la mondialisation par le droit. A cette fin, il sera nécessaire de repenser nos repères juridiques, économiques et sociaux, entre universalisme et souverainisme, afin d’éviter d’aboutir : “à une société « à irresponsabilité illimitée »”.
Les travailleurs en première ligne
Souvent invisibilisés, les travailleurs sont en première ligne face au Covid-19. Il doit être rappelé que les entreprises ont pour obligation de s’assurer de la sécurité et de la santé de leurs salariés sur l’ensemble de leur chaîne de production.
Le cas de Teleperformance, leader mondial des centres d’appels mis en demeure par Sherpa et UNI l’année dernière, est emblématique. En France, les syndicats ont lancé l’alerte sur l’absence de mesures de prévention pour protéger la santé de ces salariés ironiquement chargés de répondre au numéro vert créé par le Gouvernement pour faire face à la crise – tandis que, dans les filiales de Teleperformance aux Philippines, les conditions de travail se sont détériorées pour assurer le service client d’Amazon, Netflix ou encore Expedia.
Les salaires de ceux qu’on appelle les esclaves modernes pourraient ne pas être maintenus pour des raisons économiques, mais les dividendes, eux, seront versés aux actionnaires puisque la France ne prend pas de mesures pour l’interdire, contrairement à certains voisins européens, ce qui alimentera la spéculation en ce temps d’efforts collectifs.
La France s’est montrée précurseur en adoptant la loi sur le devoir de vigilance des multinationales le 27 mars 2017. Mais les quelques mesures annoncées, comme l’aide du gouvernement de vingt milliards d’euros aux entreprises stratégiques sans contreparties sur des engagements contraignants pour le climat, l’environnement et les droits des travailleurs, prennent la forme d’un contredit à la possibilité d’un “monde d’après” plus juste.
L’outil du droit, grâce à l’usage stratégique qu’en font les syndicats et la société civile, pourrait s’avérer l’un des remparts les plus essentiels. La décision du Tribunal judiciaire de Nanterre, rendue en référé puis confirmée en appel, contre Amazon le démontre. Elle somme Amazon de se mettre en conformité avec ses obligations de sécurité pour la santé des travailleurs et l’oblige, en attendant, à restreindre son activité à l’essentiel avec une astreinte de cent mille euros par infraction, à la hauteur de l’enjeu de santé publique.
L’évasion fiscale, des recettes d’Etat spoliées au détriment d’un service public décent et efficace
Il est par ailleurs essentiel de prendre la mesure des conséquences de l’évasion fiscale systémique qui empêche la garantie et la réalisation concrète de droits humains, économiques, sociaux et environnementaux par les Etats.
A l’échelle française, l’évasion fiscale, mise en œuvre par certains particuliers fortunés et entreprises, représente quelque 100 milliards d’euros de perte chaque année pour le budget de la France. Elle prive donc les finances publiques d’importantes recettes qui manquent cruellement pour offrir un service public de qualité et donc un système de santé digne et efficace particulièrement en cas de crise. 100 milliards d’euros, c’est plus que le budget alloué aux établissements de santé.
Une fois encore, la pratique fiscale de quelques-uns nuit à la protection de tous. Il est invraisemblable que le ministre de l’Action et des Comptes publics en ait appelé aux dons des particuliers pour amortir les conséquences sociales et économiques de cette crise.
L’inaction des États, le rôle des banques et des opérateurs financiers dans l’évasion des ressources financières et leurs conséquences réelles sur les droits humains et la destruction de l’environnement et le réchauffement climatique ne peuvent plus être ignorés.
Il est plus que jamais nécessaire de réguler les mouvements financiers, d’harmoniser les fiscalités et de responsabiliser les multinationales.