4 juillet 2023 – Ces dernières années, Sherpa et ses partenaires ont mené deux actions judiciaires afin de sanctionner des pratiques de blanchiment d’image. Aujourd’hui, Sherpa partage les enseignements tirés de ces procédures et formule des recommandations pour améliorer le contrôle judiciaire du blanchiment d’image.
Le blanchiment d’image, c’est quoi ?
Dans les années 90, les conditions de fabrication de certains produits de consommation phare ont été révélées et ont scandalisé les consommateurs et consommatrices du monde entier. Ces derniers ont pu partager leurs préoccupations et appeler à délaisser les marques concernées (name and shame). Pour se distinguer des entreprises visées aux yeux des consommateurs et consommatrices, les autres acteurs du marché ont revendiqué des comportements plus éthiques.
Ces initiatives, plus généralement classifiées sous le nom paradoxal et trompeur d’« engagements volontaires », se sont multipliées, au point de devancer et d’empêcher efficacement la régulation des multinationales sur ce point pendant des dizaines d’années, et de dominer le paysage en matière de respect des droits humains et de l’environnement sur les chaînes de valeurs. L’un des principaux enjeux à l’heure actuelle est ainsi de rendre le respect des droits humains et de l’environnement obligatoire pour les multinationales dans le cadre de leurs activités économiques, en faisant adopter par voie législative des règles obligatoires dites « contraignantes ».
Les « engagements volontaires » mis en avant par les entreprises n’ont pas automatiquement la portée obligatoire qu’ils prétendent avoir. À moins d’actions judiciaires particulières, comme les affaires Samsung et Auchan, les slogans ou valeurs utilisés par les entreprises, souvent dans des termes généraux et non mesurables, relèvent a priori plus de la sphère morale que de la sphère juridique. Alors que d’un côté, grâce à la confiance qu’un engagement moral peut susciter chez des consommateurs et consommatrices via le marketing, les entreprises tirent un profit économique basé sur l’existence d’engagements, de l’autre, elles peuvent utiliser le caractère a priori non obligatoire de ces mêmes engagements pour se soustraire à toute responsabilité juridique en cas de non respect. Autrement dit, elles tirent profit commercialement d’un engagement moral en niant tout engagement sur le plan juridique.
Or, les violations de droits humains et les atteintes à l’environnement entachent de façon systémique les chaînes de valeurs mondialisées des multinationales, de sorte qu’il est très fréquent que ces « engagements » éthiques flous, généraux, et non mesurables soient contredits par la réalité concrète en place localement chez leurs partenaires.
C’est ce décalage entre les déclarations des multinationales et la réalité, assumé à des fins commerciales, que la société civile qualifie de blanchiment d’image ; un terme qui couvre tous types d’atteintes, qu’elles soient environnementales (greenwashing), sociales (fairwashing), ou autres.
Le travail de Sherpa et ses partenaires
Sherpa et ses partenaires ont déposé deux plaintes sur le fondement des pratiques commerciales trompeuses, qui n’ont jusqu’à présent pas abouti. Les obstacles rencontrés laissent entrevoir les améliorations indispensables à apporter au cadre juridique actuel pour lutter efficacement contre le blanchiment d’image.
Sanctionner le décalage entre les revendications éthiques de Samsung et les conditions de travail dans ses usines asiatiques
Les organisations China Labor Watch, Supporters for the Health and Rights of Workers in the Semiconductor Industry (SHARPS) et le Research Center for Gender, Family and Environment in Development ont publié des rapports dénonçant de nombreuses violations de droits fondamentaux de travailleurs, et plus particulièrement de travailleuses, dans les usines Samsung en Asie. Les violations en cause concernent : travail d’enfants, absence de mesures de sécurité, conditions de travail et hébergement indignes, exposition chronique à des produits toxiques, etc.
Au vu du décalage entre les engagements éthiques de Samsung et ces rapports, Sherpa et ActionAid ont déposé plainte contre la multinationale pour pratiques commerciales trompeuses. Après sa mise en examen, la société Samsung France a contesté la possibilité pour les ONGs d’agir sur ce fondement, en relevant qu’elles ne disposaient pas de l’autorisation administrative nécessaire (« agrément ») en matière de droit de la consommation.
Les juges d’appel ayant déclaré l’action irrecevable et annulé la mise en examen de Samsung France, Sherpa et ActionAid ont saisi la Cour de cassation, qui a confirmé la décision. Dès lors que les actions devant la justice pénale pour pratiques commerciales trompeuses semblent réservées à un nombre restreint d’ONGs disposant d’une autorisation particulière, cette décision risque de conforter les multinationales dans la possibilité de tirer profit, sans trop d’inquiétude, de campagnes de marketing RSE concernant des engagements éthiques qu’elles ne sont pas certaines de respecter en pratique.
Sanctionner le décalage entre les revendications éthiques d’Auchan et les conditions de travail de ses sous-traitants
En 2013, l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh a causé la mort de plus de 1 000 ouvrier·ère·s du textile, pris·e·s au piège dans un immeuble fragilisé. Des étiquettes de la marque In Extenso distribuée par Auchan ont été retrouvées dans les décombres. Face au décalage entre les engagements éthiques d’Auchan et les conditions de travail des salarié·e·s de ses entreprises sous-traitantes, Sherpa a déposé plainte contre l’entreprise pour pratiques commerciales trompeuses, aux côtés de ses partenaires ActionAid et Ethique sur l’étiquette.
Alors qu’aucune enquête n’a pu être effectuée au Bangladesh faute d’aboutissement d’une commission rogatoire internationale, la justice a prononcé un non-lieu, en retenant que la commission rogatoire n’avait pas mené à d’autres preuves et qu’Auchan avait recouru à des audits sociaux et fait signer des clauses contractuelles, sans plus de justification. Sherpa et ses partenaires ont fait appel de la décision en raison de l’absence d’appréciation sur le caractère suffisant ou non des mesures mises en avant par Auchan pour vérifier que ses déclarations éthiques étaient conformes à la réalité. La décision a été confirmée par les juges d’appel de Douai, qui ont estimé que les audits auxquels Auchan avait recouru constituaient des mesures suffisantes pour s’assurer de la véracité de sa communication RSE.
Compte tenu des failles systémiques des audits sociaux d’une part, et de leur inefficacité dans cette affaire d’autre part, les associations ont porté l’affaire devant la Cour de Cassation, devant laquelle la procédure est en cours. Les associations ont déposé leur mémoire en juin 2023.
Améliorer le contrôle judiciaire du blanchiment d’image
Ces affaires permettent d’ores et déjà d’identifier des améliorations pour un contrôle judiciaire plus efficace du blanchiment d’image. Sherpa partage aujourd’hui son analyse et ses recommandations, consistant notamment à élargir la recevabilité en justice pour initier des actions judiciaires sur le fondement des pratiques commerciales trompeuses, abandonner toute condition d’intention ou négligence dans la caractérisation de l’infraction, et limiter la force probante des audits.